Mathieu Provansal, paru dans le journal de Marseille Objectif Danse 2002
« BEAUX MILIEUX » une pièce chorégraphique
Dans ses Vies authentiques de peintres imaginaires, W. Beckford mentionne que:“Chez les êtres de génie l’orgueil augmente souvent avec le dénuement”. On admet que le personnage – clown ou danseur, non son auteur – soit l’être de génie
Peut être parce qu’il apparaît grâce aux lampes.
En effet, le personnage classique du clown en attente du rire et tout le jeu de dédain par lequel il tient son public dans une attente partagée, applique cette formule. Dans ces conditions, le masque est l’accessoire principal de ce jeu mais contraint cependant la gestuelle à être plus expressive. Un dialogue s’instaure: le geste, prolongation visible de la parole, nous parle de l’invisible.
La combinaison de ce que Caroline Delaporte appelle « l’abstraction répétitive des jeux du cirque » avec la danse contemporaine dans le développement de son travail eut pour conséquence, par réciproque, une accentuation du dénuement jusqu’à obtenir un personnage discret non plus en terme de narration mais d’aspect. La disparition successive du maquillage puis d’un costume trop visible au plan de leur forme civile n’altère cependant pas les problématiques fondamentales des numéros, notamment la tension entretenue par la promesse du rire.
Le fait de jongler avec la fonction des objets et non pas leur seul volume, procède de ce type de développement. D’autre part aux expressions très dessinées du personnage fardé se substituent des éléments, les lunettes par exemple, dont l’instabilité n’autorise qu’une portion de la gestuelle, conférant alors un tempo précis au numéro, influence que Caroline Delaporte définit par une « fusion avec les objets », et qui donne une dimension prophétique aux accessoires, dont la manipulation devient aussi simple à réaliser qu’un geste de la main par exemple, d’où le rôle joué par les fonctions dans un sens physiologique.
Un tempo lent caractérise plusieurs numéros, non seulement à cause de l’élaboration d’un équilibre mais aussi du silence ambiant qui l’accentue à la limite de l’arrêt. La lenteur, comme le dénuement, va jusqu’à former un thème à force de tension entre deux sons isolés, entre un mot dit par le clown et le bruit du tabouret qu’il a posé sur le plateau plusieurs minutes (silencieuses) avant. Attente comparable à celle d’une promesse, d’un gag, qui se prépare sans cesse au cours des numéros et survient sous une forme sensualisée ou intellectualisée (mais la danse et le discours vont aussi l’un dans l’autre) rarement comme gag au sens strict.
Comme dit A. Bashung dans Vertige de l’amour: “j’ai crevé l’oreiller, j’ai du rêver trop fort” puis “si ça continue je vais m’découper suivant les pointillés”.
Que le décor soit un lit nuptial entouré d’un filet, ou un espace somptueux que le personnage interprète comme “sans limite”, les pointillés sont partout chez Caroline Delaporte. Simplement figurés par des éléments de décor comme les guirlandes géantes qui pendent, une échelle ou les assiettes jetées l’une après l’autre sur le plateau, y devenant les seuls points sur lesquels l’acrobate peut poser ses pieds, à l’image d’un guet: l’eau par exemple est un espace sans limite.
Ils isolent aussi un numéro du suivant, accentuant alors le dénuement ou la lenteur par un super-vide comme une injonction au suspens, par un ralenti de l’enchaînement quand tout devrait aller vite. Alors que dire : Musique! produit un enchaînement logique dans le spectacle, dire: Suspens! ne peut rien produire. Pourtant tout demeure : l’attention, le public, le décor…
Les accessoires en série sont identiques, le pointillé de l’autre et du même y revient constamment. On l’a vu pour les assiettes. C’est encore le cas de trois rouleaux de papier roulés ou des quatre chapeaux chinois emboités l’un dans l’autre et qui, par une magie élémentaire, en sortent pour former une escadrille extrêmement orientale sur les pieds d’un tabouret. Là encore c’est le travail de fusion avec les objets qui opère et contourne leurs fonctions jusqu’à ce qu’ils répondent comme une articulation du personnage. La danse est alors celle qu’il insuffle aux accessoires jusqu’à ce qu’ils vacillent , balancent et tournent.
En de telles circonstances, la parole peut survenir sous une forme discursive où c’est au tour des mots de danser sur le visage où ils remplacent le maquillage de la bouche qui les prononce. C’est le cas du Colloque de la durée entre les phrases (inutile de souligner à quel titre celui-ci commente les promesses du spectacle).
Sinon la parole forme une injonction: Musique! Sa seule présence sonore apparente déjà le mot à ce qu’il appelle. Cette évolution est aussi celle des accessoires qui, dès lors que le mot devient musical, produisent des bruits qui deviennent musicaux à l’image du sac plastique jeté en l’air et dans lequel chaque coup donné pour l’empêcher de choir, sonne comme les cymbales dont la pesanteur cette fois donne le tempo.